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Jacques Boé ou Jasmin en occitan. 2014 sera l’occasion de fêter à Agen le 150ème anniversaire de sa disparition.


Yves Rouquette nous parle de Jasmin

Publié par occitan sur 28 Mai 2014, 21:39pm

Catégories : #Ils en parlent

Jasmin, délaissé et incontournable par Yves Rouquettes

On ne lit plus guère Jasmin et très rares sont les comédiens ou les acteurs donnant au public d’aujourd’hui à entendre les poèmes narratifs qui, dits et joués par leur auteur, firent de son vivant courir les foules, pleurer Margot et, avec Margot, des dizaines de milliers de spectateurs paysans ou citadins, ouvriers ou notables, analphabètes ou lettrés.

Les études des chercheurs – universitaires ou autres – sur la littérature d’oc abondent, mais ne se bousculent pas à propos de Jasmin, de son temps, de son œuvre. Et pourtant ! Frédéric Mistral, au sommet de sa gloire, ne le saluait-il pas comme « lou gran poueto dòu Mièjour » dans son poème de 1870, qu’il tint à venir dire lui-même devant la statue du perruquier-poète qu’on inaugurait à Agen, la même année.

Dans ce jour de fête, Mistral célébrait un triomphe. Non seulement celui d’un écrivain « ardent, brillant et populaire, chantant l’amour mieux qu’une femme, faisant des cœurs ce qu’il voulait » et bouillant défenseur de la langue d’oc contre les mépris et les prétentions des francimands, mais le triomphe de tout un peuple « brun » en mouvement d’histoire.

« Per la nacioun e pèr li fraire » : c’est par ces mots que s’ouvre son éloge et on aurait tort d’y voir un appel au séparatisme occitan face à la France. Pour Mistral comme pour Jasmin la nation et l’Etat sont deux réalités distinctes. L’Etat est certes, ontologiquement et historiquement, une réalité de l’ordre de l’instable, amenée à prendre diverses formes, toutes précaires et provisoires, mais aucun de ces deux écrivains n’imagine que la société des hommes puisse se passer d’une organisation politique, d’un pouvoir de décision, d’une autorité. Ils refusent la tyrannie, mais s’accommodent du régime dans lequel ils vivent et des diverses formes d’État dont ils ont connaissance : république plus ou moins citoyenne, monarchie plus ou moins absolue ou empire des deux Napoléon.

Jasmin ne se soucie nullement de savoir ce qui a fait de l’État français ce qu’il est devenu de son temps. Il le prend tel qu’il est. Il est tout fier et tout heureux que Louis Philippe le reçoive dans son palais en tant que poète du peuple. Il n’a pas la moindre curiosité d’intellectuel sur ce qui préoccupera Mistral (avec plus ou moins de lucidité) : l’avancée, les reculs, les stagnations, les nouveaux progrès, les retours en arrière de la liberté individuelle, de la tolérance, des libertés des groupes sociaux à travers les régimes successifs que le pays d’oc a connus. Sa connaissance du passé est limitée, fragmentaire. Ses poèmes narratifs ou de circonstance, ne font aucune allusion à l’empire romain, à l’organisation féodale dans laquelle s’inscrit la production des troubadours, à l’annexion du « Midi » par les Capétiens à l’occasion de la Croisade, au centralisme exacerbé et à l’expansionnisme révolutionnaire, au retour au pouvoir absolu avec Bonaparte devenu empereur.

Tout cela lui est étranger et, au fond, l’indiffère. Pour lui comme pour l’ordinaire des gens, qu’il rencontre lors de ses tournées – du passé ne surnagent que de rares évènements passés à la légende : massacres perpétrés par Monluc contre les huguenots en Gascogne ou guerres de la Révolution, du Consulat et de l’Empire dans lesquelles s’illustra Lannes, un gascon, et qui firent la gloire de la Tour d’Auvergne, seigneur breton rallié à la république, mais dont les exploits sont contés à la veillée par un vétéran de Dangosse, gascon ayant servi sous lui…. Gascon comme « les deux jumeaux », gascon comme le fiancé de « Marthe l’innocente », gascon comme Henri IV.

Gascon mais français – et « ni court ni coustièr » selon l’expression de Mistral. Le drapeau tricolore est le seul que Jasmin se connaît. L’histoire officielle, la seule qu’il connaisse et veuille connaitre. Il partage le chauvinisme patriotique du Romantisme dont font preuve les écrivains de langue française de Béranger à Lamartine, dont ni Hugo ni Vigny ne se départiront, faisant de l’État un agent civilisateur sur son territoire, en Europe et dans tous les continents. On le verra ainsi se réjouir, dès 1831, de la conquête, qui s’amorce, de l’Algérie, de la présence «sus bors oun lou bièl Tur renego » d’un évêque comme promoteur d’une« Africo rebatizado », redevenue chrétienne par la force des armes, la violence étatique et l’approbation de l’Église … Il y a là beaucoup de naïveté. Une naïveté de conteur un peu court intellectuellement, il faut le reconnaître.

Pour ce qui est de la nation, Jasmin ne doute pas qu’elle existe, qu’il ait la sienne en propre, qu’elle échappe à l’usure du temps, aux vicissitudes de l’histoire, aux dictats étatiques. Il en a éprouvé la réalité dans ses pérégrinations de conteur en public sur un large espace géographique, des Alpes aux Pyrénées. Partout on le comprend, partout il s’est senti chez lui, dans une communauté de gens parlant la même langue, usant de mots dont aucun ne s’oppose longtemps à l’intercompéhension. S’il la nomme gasconne, c’est qu’il ne dispose pas d’autre adjectif, ni dans son langage ni en français pour la désigner. Un seul intellectuel, Fabre d’Olivet, homme de cabinet, lecteur des troubadours, assez bon connaisseur de la production littéraire, use d’un mot, « Occitanie » qu’il écrit « Oscitanie » à propos du vaste espace où le parler de Guilhem IX de Poitiers, de l’auteur de la Chanson de la Croisade, de Godolin, de l’abbé Fabre, est resté celui de tous les jours et celui de nombreux écrivains. Du côté de Limoges, en 1890 encore, l’abbé Roux donnera à son recueil le titre de « Chansou Lemouzino ». Mistral lui-même se définit et sa langue et la totalité du pays d’oc en termes de « prouvençau » et de « Prouvènço ». Ailleurs, on parlera de « lengo roumano », de « lengo moundino », de « languedocien » avec Louis Aubanel ; dans l’Aveyron, on se voudra encore longtemps « rouergasses ». Il faudra attendre Henri Mouly et Bodon pour qu’on emploie les mots « occitan », « Occitanie », « occitanisme ».

Les provinces d’Ancien Régime ont largement résisté à la départementalisation à l’époque de Jasmin. Sur une carte géographique (certes moins que les départements mais tout de même) elles dénient toute existence, toute unité, tout intérêt commun à l’ensemble des usagers de l’occitan ; elles morcellent le territoire où il faut apprendre le français pour le parler ; elles rendent très malaisée l’émergence d’une nation distincte de la « nation française ». La langue qu’on y parle est qualifiée de « patois » et ce mot sous sa forme « patoués » ou « patés », est péjoratif, s’appliquant aussi bien au français des campagnes du Nord qu’aux langues irréductibles à celle du pouvoir : catalan, basque, corse, alsacien, breton, ou flamand. Tout cela empêche-t-il une nation de se manifester des Alpes aux Pyrénées, de l’Atlantique à la Méditerranée, du Sud du Bourbonnais et du Poitou jusqu’au Roussillon ? Jasmin ne le croit pas. La nation, c’est sa langue. Il a foi en elle. Elle se compose des gens de tout âge et de toute condition qui, indépendamment du français, parlent leur propre langue et y peuvent tout dire de leur vie, de leurs sentiments, de leurs valeurs morales, de leur pensée abstraite. Il n’imagine pas qu’elle puisse cesser d’être employée jamais. Car si l’État est une affaire d’hommes, la nation relève de la Providence.

En dispersant les langues, lors de la destruction de Babel, l’Éternel lui-même a créé les nations à jamais. Voilà la certitude ingénue qui me semble habiter Jasmin. Dieu ne peut pas vouloir la mort de ce qu’il a créé, langues et peuples, nature et « ostal ». Langue, nation, « ostal »: ces trois mots se valent pour lui. Il n’y a pas de « petite patrie » plus petite et plus structurante que l’ »ostal » qui désigne à la fois la maison, le bien de famille, le lignage et les valeurs partagées sur quoi se fonde la cohésion de tout un peuple : « Li fraire que reston a l’oustau » écrit Mistral. Jasmin n’est en fraternité exprimée qu’avec ceux qui sont demeurés fidèles à leur lieu, leur langue, leur civilisation d’origine, ceux qui y travaillent la terre, y font race, y laissent leur trace.

Ce sont ceux que Hugo appellera les Pauvres Gens dont il se sent proche au quotidien, en écriture et dans ses convictions. Ce peuple, dont il s’affirme être, qu’il entend magnifier par son art, Jasmin lui doit tout ; Il est certes allé à l’école un certain temps, y a appris à lire et à écrire le français, y a pris goût à la lecture et à la poésie, y a acquis une connaissance intuitive puis raisonnée de la métrique, de la prosodie classique – et c’est en français d’abord qu’il se risquera à écrire en vers – mais sa culture est essentiellement orale.

Elle est faite de contes, de chansons, de récits de vétérans faits à la veillée ou sur les pas de porte, à la fin des repas de fête, à la pause qui suit le travail manuel. De cette production anonyme, il aime le naturel et ce qui peut passer pour être spontané.

Son œuvre en langue d’oc fera référence au charivari auquel sont soumis les veufs épousant leur seconde femme, à Cendrillon, Barbe-Bleue, à l’Ogre et au Petit Poucet, au Loup-Garou, aux sorciers et aux revenants, « lous countes bièls qu’uno bièillo diziô ». Sur le modèle d’un chant de mariage, il composera pour en ouvrir, scander, puis refermer le récit de l’Aveugle de Castel-Cuillé « un chant de jonchée » admirable, vieux Te Deum, dit-il, des anciens mariages :

Las carrèros diouyon flouri

Tan bèlo nobio bay sourti

Diouyon flouri, diouyon grana

Tan bèlo nobio bay passa

Et à la toute fin de l’histoire d’Angèle décidée à se tuer et qui va mourir d’amour :

Las carrèros diouyon gemi

Tan bèlo morto bay sourti !

Diouyon gemi, diouyon ploura

Tan bèlo morto bay passa !

De la même façon, c’est grâce aux récits qu’on lui en a faits que Jasmin va mettre en vers l’épopée du maréchal Lannes, celle de la Tour d’Auvergne, le dévouement de l’un pour l’autre des « deux jumeaux », André et Paul, mais aussi le triste destin de Marthe  l’Innocente rendue folle d’avoir perdu qui elle aime, et l’étrange aventure de Françounette, sorcière contre sa volonté qui au bout de ses peines trouvera la paix, le bonheur, malgré toutes les prédictions en cours.

Jasmin n’invente pas en romancier bâtisseur d’intrigues. Il ne tire pas la matière de ses nouvelles en vers – sauf exception : celle du « charivari » dont il a été témoin dans son enfance – des gens qu’il fréquente dans sa boutique et dans Agen, des faits divers qui n’ont pas manqué de nourrir les conversations. Il n’a rien d’un Balzac, d’un Stendhal, d’un Hugo, d’un Mistral transposant son idylle avec une servante de mas en drame de l’amour interdit entre Mireille et un pauvre vannier. Il se borne à mettre en vers faits pour être récités plus que lus, ce qui lui a été conté par d’autres, ce qu’il a retenu de l’Histoire que l’école enseigne, ce qui lui est arrivé à lui-même et ce qu’il a vu de ses yeux. A t-il, enfant, assisté aux charivaris, aux déchaînements carnavalesques et passablement cruels, auxquels la jeunesse et les hommes mariés se livrent contre les veufs qui se marient ? Sans nul doute. Qui prend fille pour épouse la vole aux jeunes gens encore célibataires. L’étranger au village, à la ville, doit en payant quelques tournées dans les cafés de la cité acheter aux autres celle qui était vouée à épouser l’un d’eux et, donc qu’il leur a prise. Dans ce cas, aucune violence : le fiancé ayant acquitté son dû, les épousailles se déroulent normalement. Il en est tout autrement avec les veufs, surtout quand ils prennent pour femme une fille plus jeune qu’eux. Le « voleur » récidiviste est férocement sanctionné. Il ne peut compter que sur ses proches, parents ou obligés, pour le laisser en paix ou lui porter secours. Les autres se forment en cortège, musique en tête – clairons, cornes, tambours et casseroles – déguisés comme pour les défilés burlesques d’entrée en Carême, trainant le char où le veuf sera juché, promené, obligé à baiser les cornes de bœuf du cocu qu’il sera.

Entre partisans de l’hymen et tenants du célibat des veufs, la discorde fait ses ravages. Jasmin, la trentaine arrivant, se plait à les raconter sur un mode épique-burlesque en relatant le mariage du riche et vieux Audubert et le charivari auquel mit fin le commissaire de police Gasc, dans un style qui rappelle Boileau, dans un souci d’apaisement des passions qu’il trouve dépassées, contraires à la charité chrétienne.

Certes, il réprouve la violence, mais c’est dans l’allégresse qu’il évoque les « crits » et les « patacs » qui accompagnent le charivari, les fléaux qui se « brisent, s’accrochent, se brandissent », les crachats qui giclent, les combattants d’un soir qui « s’écorchent la peau, se déchirent » et jusqu’au sang qui « pisse, arrosant le terrain », avant que tout finisse bien, que Magnounet et Audubert – le char du cocuage réduit en cendres – se trouvent mariés, dans leur chambre « où la fleur doit mourir, verrous poussés, lumière éteinte. »

Jasmin le pacifiste, né trop tard pour avoir pu être soldat de la Révolution, du Consulat, de l’Empire, n’a pas connu la guerre. Il n’en reste pas moins fasciné par les combats que narrent les survivants aux Agenais et par les officiers devenus légendaires : Lannes, Napoléon, la Tour d’Auvergne, Murat ou Bernadotte. Dans son ingénuité, il ne veut voir dans la guerre que le prélude à la paix, dans les conquêtes des militaires qu’une expansion rendue possible de la civilisation et de la liberté sur de plus vastes espaces. De la même façon, si touché qu’il soit par la misère des pauvres, il ne cherche pas les raisons de l’inégalité sociale et pas davantage comment on pourrait en venir à bout. Pour lui comme pour l’immense majorité des écrivains du Moyen Âge chrétien, un Giordano de Pise par exemple, c’est Dieu, c’est la divine Providence qui a réparti l’humanité entre riches et pauvres, rois et sujets, forts et faibles. Il pourrait contresigner ce sermon de 1304 : « Dieu a ordonné qu’il y ait des riches et des pauvres afin que les riches soient servis par les pauvres et les pauvres secourus par les riches. Les pauvres servent à ce que les riches méritent, grâce à eux, la vie éternelle. » Et l’orateur sacré conclut : « Si Dieu n’avait pas créé tous ces maux que connaissent les pauvres et les affligés, et s’il n’y avait pas de pauvres, il n’y aurait personne pour faire l’aumône, il n’y aurait pas de pitié, ni de miséricorde. » On n’est pas tenu de partager cette idéologie. Elle n’en constitue pas moins la colonne vertébrale de l’œuvre de l’écrivain agenais.

Son contemporain, le marseillais Victor Gélu, va tonner contre le sort fait par les puissants aux travailleurs du port, mais rien de tel chez Jasmin.

D’un côté, il célèbre dans des compliments de circonstance les bourgeois, les nobles, les célébrités, le roi qui ont reconnu son génie, fait honneur à sa « Muse », l’ont reçu dans leur demeure, applaudi à ses récitations, lui ont donné la « gloire » littéraire provinciale et parisienne à laquelle il aspire. Il a beau s’en défendre : « Hurous dins moun oustal » assure-t-il à Hypolito Monier « nat castel nou me tento (…) Tabé n’atges pas paou que daychan sa crambreto e sous pitchous esclots et soun juste en sargeto : Ma Muzo als grands puitals s’en angue, a genouillous/ brandi l’esquiro d’or e fa triplo courbeto/ per debeni doumayzeleto / dins lou palay des grands segnous:/ es nascudo del puple, al pè del puple resto… » Jasmin est on ne peut plus sensible aux éloges que font de son œuvre les grands de ce monde, de Lamartine, Sainte-Beuve jusqu’à Louis Philippe.

D’un autre côté, il sait bien que c’est au succès gigantesque que connaissent ses récitations publiques qu’il doit d’avoir été repéré par l’élite littéraire. Il est déjà une vedette lorsqu’il est reçu à Paris par les grands. Son succès qui s’explique aussi bien par son art de raconter en vers libres épousant la montée des sentiments, d’une musicalité assurée, d’un rythme soutenu et surprenant dans son naturel que par l’adhésion aux mêmes valeurs de l’écrivain et du petit peuple : oubli de soi, soumission, fidélité, sens du devoir, goût du sacrifice, courage dans l’épreuve, admiration pour qui se dépasse et se dépense dans l’amour du prochain, l’aumône de la compassion.

Né pauvre, Jasmin a eu une enfance de pauvre, il exerce un métier qui ne peut l’enrichir et, pauvre, il entend le rester. S’il donne 1200 récitals en moins de 40 ans, qui rapportent 1500.000 francs, c’est à des œuvres de charité qu’il donne l’intégralité de ce qu’il gagne. Ses héros sont des gens de peu comme sa mère qui dans Mous soubenis va échanger son alliance contre une miche de pain, comme son grand-père qu’on emporte à l’hospice pour y mourir cinq jours plus tard car c’est à l’hospice « que lous Jansemins moron ».

Il n’y a pas plus misérable que Marthe l’Innocente, mendiante dont, enfant, il s’est moqué à Agen, terrorisée dès qu’on lui annonce l’approche d’un soldat. Le personnage est réel. Son histoire est connue. Elle était amoureuse de Jacques, à Jacques fiancée. Il est parti soldat. Travaillant sans relâche, économisant sou par sou, Marthe avec l’aide du curé, met tout ce qu’elle a gagné à libérer celui qu’elle aime de ses obligations militaires. Mais lorsqu’il revient de l’armée, il est marié à une autre et Marthe en éclate de rire : elle est devenue folle à jamais.

Aimer à perdre la raison : la formule est prise par Jasmin au pied de la lettre. Aimer à en mourir, c’est le sort d’une fille du peuple, Marguerite, des deux frères jumeaux rivalisant dans l’oubli de soi, sacrifiant l’un pour l’autre.

Marguerite est parfaite, d’âme et de corps. Elle aime, elle est aimée. Rendue aveugle par la maladie, « picoto » (variole) ou « sarrampiom » (rougeole), Baptiste l’aime et veut l’épouser. Leur mariage n’est que remis. Son fiancé ne part que pour six mois, cédant à l’insistance de ses parents. Il revient mais c’est pour épouser une autre…. Au matin des noces de l’infidèle, à l’église, Marguerite jaillit hors du confessionnal un couteau à la main, prête à se tuer quand, soudain, elle tombe morte. C’est l’Aveugle de Castel-Culier avec laquelle Jasmin fait couler des torrents de larmes, jeune fille du peuple comme chacun des protagonistes de ce drame : parents et jeunes gens, famille et entourage.

Paysans sont, de même, les deux frères jumeaux dont Jasmin imagine ou reprend l’histoire bien faite pour émouvoir le public. Ils n’ont qu’une âme à eux deux. On les confond. Ils sont épris de la même bergère Angeline qui les distingue mal l’un de l’autre. Tour à tour, ils vont se sacrifier, à travers la maladie et la guerre, pour que leur jumeau reste vivant, aimé, heureux.

Toutes ces histoires sont d’une égale tristesse, empreintes de la même sentimentalité d’époque, fondées sur les mêmes valeurs. Pour Jasmin, il n’y a pas en ce monde, d’amour heureux, du moins pour ceux et celles dont il raconte la destinée et qui sont tous de braves gens, simples et honnêtes, y compris ce Marcel, de Françouneto, (huguenot, colporteur de médisances infamantes à propos de celle qui l’a éconduit, qu’il réussit tout un temps à faire passer pour sorcière, vendue au diable par son père, responsable des maux qui s’abattent sur la campagne), un méchant finalement vaincu par l’amour maternel, qui se repentira de ses méfaits à la fin du poème.

Autant Jasmin est à l’aise pour narrer les peines et les malheurs qui accablent les innocents, autant il met de retenue à dépeindre l’amour comblé, la paix de l’âme retrouvée et il n’a pas une phrase pour dire les plaisirs de la chambre, du lit, des corps qui se joignent. Il est le premier à l’avouer.

Abioi de coulous per la peno

Per aquel bounhur nou n’ey plus !

Il s’en tient à des généralités de bon ton, des clichés éculés, à propos du baiser par exemple 

Al mièy des pèssomens l’home souffro e gemis

Mais se pren un poutoun sur uno bouco aparado

Aqueste infér se cambio en paradis

Chez lui l’amour « est un doux feu » qui petillo dans les cœurs, mais n’enflamme pas vraiment les corps et ne trouve sa finalité que dans le mariage. Au contraire le malheur des innocents le fascine. Il les plaint et, les plaignant, se sent devenir meilleur, plus humain, plus disposé à partager leurs peines. Il est, devant eux, comme devant Marie l’Egyptienne repentie, rempli d’une pitié douce-amère, dompté comme le lion au pied de l’ancienne pécheresse :

Quand bezès perleja sur sas poulidos gautos

Las grunillos del repenti,

Oh ! quaucoumet de sén escantis nostros benos :

…. Plagnès de co ; sès hountous

D’abé boulgut juni mai de peno à sas penos

A la rigueur, jamais clairement dénoncée, de la vie, de la pauvreté, de la destinée, des ravages de la maladie, du grand âge, de la passion contrariée, Jasmin oppose souvent dans le même poème, deux sortes de consolations.

C’est d’une part la permanence de la nature à travers le retour des saisons et surtout l’arrivée du printemps prometteur de moissons abondantes, de vendanges joyeuses, de fêtes populaires, de bals champêtres : bref d’un futur radieux :

Lou cièl èro tout blu ;l’on nou beziô nat crum

Un bèl sourel de mars rajabo

E dins l’ayre déjà lou ben fresquet lansabo

Sas halenados de perfum

(…) un fun de maynados

Escarabillados

Un fun de gouyats

Escarabillats

Se potounejon

Se calinejon

S’encocon lous dits

Mais, affadits

Lèou sauticon, s’agarrejon

Se capignon, se pelejon

Tant à qui mai rit …

C’est, d’autre part, le travail bien fait, comme celui auquel se livre, pendant de longs mois, Marthe pour rassembler les mille pistoles nécessaires à la libération de celui qu’elle aime :

E la fillo trabaillo, et touto la semmano

Entre de glouts de mèl e de flots de perfuns

Soun roudet biro, biro, et son didal s’affano

Et sa pensado trèsso aoutan de jours sans cruns

Que sa boubino en trin pren de puntats de lano

Que soun aguillo fay de punts

Comme Lamartine, comme bientôt Hugo, Jasmin nourrit son espérance d’un monde meilleur à venir, du spectacle de l’homme pliant la nature sauvage à sa loi, changeant en « labourages et pâturages » les bois et les guérets. Ainsi fait M. Bourdile de Toulouse, bon riche, selon Jasmin « qui enrichit cent maisons » et dont il se félicite qu’il fasse « défricher les champs, tracer des sillons droits par cinquante charrues tirées par cent vaches bretonnes, couvrir tout le pays d’épis et de haies vives, provigner les souches, donner élan à la sève, faire couler le bon sucre de la betterave, faire venir sur les pruniers les pruneaux par quintaux, dans les moulins à vent faire crier vingt meules ».

Oui, on est en droit de penser à Lamartine : « travail, sainte loi des hommes, ton mystère va s’accomplir » ou à Hugo : « J’admire, assis sous un portail / le reste de jour dont s’éclaire / la dernière heure du travail. » Pas plus que Jasmin, ces deux poètes n’ont de leur vie, tenu la charrue, manié la pelle et la pioche, le fléau et la fourche, fané, moissonné, ni coupé puis refendu du bois. Leur sympathie à l’égard des travailleurs n’en est pas moins évidente, celle du coiffeur-perruquier d’Agen ne peut prêter à discussion même pour ceux qui, comme moi, doutent que l’exercice de la charité faite par les nantis aux plus démunis soit le seul remède au scandale de la pauvreté.

Certes, il est difficile de tout accepter dans l’œuvre abondante et diverse de Jasmin. La plupart de ses poésies de circonstance – d’hommage et de remerciements – ne témoigne pas d’une grande élévation de la pensée et il y a dans son dernier poème adressé à Renan beaucoup plus de soumission à l’Église et à l’orthodoxie des milieux cléricaux que de réfutation des thèses de l’auteur de la Vie de Jésus, que de compréhension pour le doute du philosophe athée. Mais Jasmin n’a rien d’un penseur inquiet, d’un théoricien d’un futur possible. C’est, sincère et habile, ému lui-même et émouvant son auditoire, un conteur sans pareil dans son époque et dans sa langue, soucieux de rendre lui-même et les autres meilleurs, enclins à la compassion, sensibles aux douleurs de leurs semblables, capables de générosité, aspirant à la paix en famille, au village, à la ville, entre chrétiens d’obédience opposée, entre riches et pauvres, peuple et gouvernants.

En lui, qui, comme la plupart des gens qu’il fréquente, croit que les cartes peuvent dire l’avenir, des miracles se produire dans les lieux de pèlerinage etc., qui adhère sans trop se poser de questions au catéchisme catholique qu’on lui a enseigné, foi, espérance et charité ne font qu’un. Le prochain est le proche. L’étranger ne l’est pas. Le progrès est, pour l’essentiel, illusion.

A l’œuvre – qui lui vaut l’adhésion des masses populaires occitanophones et d’être reconnu, encensé par les plus grands noms de son temps, reçu dans les palais royaux – il donne pour titre avec une touchante modestie le mot de Papillotos. Un mot qui nomme les bouts de papier dans quoi le coiffeur enroule les mèches de cheveux avant de les friser et aussi le rectangle de papier, tordu aux deux bouts et qui évoque les ailes du papillon, qui sert à emballer les bonbons.

Papillotes du coiffeur ou du confiseur, les unes et les autres finissent pareillement à la poubelle ou au feu après cependant avoir apporté une beauté nouvelle à la coiffure, avoir invité celui qu’a intrigué et séduit la rutilance de l’emballage à le déplier, à trouver la succulence de la confiserie. S’il attend de ce qu’il écrit une gloire toute littéraire et s’il ne prétend pas à ce que ce soit du grand art, il n’en est pas moins conscient de ce qu’il apporte dans sa langue irremplaçable à son époque : non seulement une mine de notations de  type ethnographique, mais l’expression d’une sensibilité, d’une sensiblerie partagée largement par une société qui peut paraître paisible ou apaisée, unanime et unanimiste mais, en réalité souffrante et besogneuse, traversée de drames personnels poignants et, somme toute, universels.

Ce n’est pas sans plaisir qu’on se laisse emporter par la fougue ingénue, l’appel constant à la compassion, au partage de la peine d’autres que Jasmin s’efforce de susciter. C’est là sa grandeur propre, une grandeur à taille humaine dont la production actuelle, en occitan comme en français est actuellement démunie.

Yves Rouquette, janvier 2014

Jasmin, délaissé et incontournable par Yves Rouquettes

Jasmin, délaissé et incontournable par Yves Rouquettes

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M
« Il était peuple et il était Gascon » : c'est par ces mots que le poète Jasmin entame l'hommage au Maréchal LANNES lors de l'inauguration de sa statue, en 1834, dans sa ville natale de Lectoure (Gers).
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